Nous avons salué il y a quelques jours le 85e anniversaire de l’appel du 18 juin 1940 qui marquait l’entrée de Charles de Gaulle dans l’Histoire. Celui-ci ayant réinstallé la République et permis à la France de s’asseoir à la table des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, quitta volontairement le pouvoir en janvier 1946. Les gouvernements successifs de la IVe République installée après son départ, amenèrent la France de 1958 au bord de la guerre civile. En particulier la nouvelle trahison socialiste avec Guy Mollet, élu Président du conseil en 1956 pour faire la paix en Algérie, et qui n’eut de cesse que de mettre en œuvre une guerre atroce en donnant les pleins pouvoirs à la partie factieuse de l’armée française. De Gaulle dut régler le conflit algérien en débarrassant la France de ce boulet avant de s’attaquer à son redressement. En politique étrangère, en cette période de guerre froide, il situa la France dans la sphère occidentale mais développa, au grand dam des Américains, une politique extérieure indépendante et originale. Le 8 janvier 1964 le général de Gaulle décida de reconnaître la république populaire de Chine comme représentant légitime de ce pays qu’elle administrait depuis le 1er octobre 1949. Il fallait sortir de l’aberration américaine, suivie par tous les pays occidentaux inféodés à Washington, qui consistait à considérer que la dictature installée sur l’île de Taïwan par Tchang Kaï-chek était ce représentant. Absurdité qui permettait aux lambeaux de l’armée nationaliste vaincue en 1949, de représenter une Chine de 800 millions d’habitants alors que Taïwan en comportait 100 fois moins !
Cette reconnaissance fut un événement considérable d’abord parce qu’il s’opposait à la stratégie américaine en Occident, de cordon sanitaire autour du pays le plus peuplé du monde. Ensuite parce qu’il prenait en compte une réalité incontournable, celle du caractère durable de la Chine dirigée par le Parti communiste chinois. Enfin parce que la décision de Charles de Gaulle reposait sur les principes qui étaient les siens, de l’indépendance et de la souveraineté des États et des peuples.
Un pays lointain obscur et mystérieux
Pour en avoir des souvenirs précis, je peux me rappeler quelle était la perception de la Chine dans l’opinion française au début des années 60. Cette perception, il faut le reconnaître, reposait en grande partie sur une totale méconnaissance de la réalité de ce pays et de son Histoire.
Oublié Victor Hugo tonnant contre « le sac du palais d’été » en des termes qu’il convient de rappeler. L’immense poète posant dès ce moment-là le diagnostic de la nature de l’impérialisme occidental : « Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais. »
Méconnues les catastrophes imposées à la grande Chine au XIXe siècle, catastrophes qui seront la matrice des immenses tragédies qu’elle connaîtra au 20e, que seul la création de la République Populaire de Chine le 1er octobre 1949 permettra de commencer à effacer.
Il y avait bien sûr diffus, le sentiment d’une supériorité occidentale, qui accompagnait la lecture faussée par la propagande américaine du déroulement de la deuxième guerre mondiale. Où l’agression japonaise de la Mandchourie dès 1931 était ignorée, tout comme l’invasion de 1937 pour une guerre de huit ans ponctués d’immenses et atroces massacres comme celui de Nankin en décembre de la même année. Et que dire de l’oubli total qui avait frappé l’offensive soviétique en Mandchourie en août 1945, menée en coordination avec l’Armée Populaire de Libération chinoise qui fut la vraie cause de la capitulation du Japon. Et non comme on voulait nous le faire croire, le bombardement atomique inutile d’Hiroshima et de Nagasaki.
André Malraux avec ses ouvrages « Les Conquérants » et « La Condition humaine » avait dispensé un regard contrasté sur la double nature, selon lui de la Chine : insérée au monde contemporain et ancrée dans des traditions millénaires. Le général de Gaulle avait fait d’André Malraux son ministre de la Culture ce qui lui conférait un certain prestige et poussait à la lecture de ses livres. Cependant il faut être réaliste, l’influence du regard de cet écrivain était très relative, et limitée à un certain public. En conséquence l’image du grand pays était à la fois lointaine, obscure et mystérieuse. La situation politique internationale n’arrangeait rien. D’abord la Chine était présentée par l’Occident comme un paria, dont il ne fallait pas reconnaître l’existence comme le démontrait le fait que son siège au conseil de sécurité de l’ONU soit toujours occupé par la petite minorité au pouvoir dans l’île de Taïwan. Et seuls les pays du bloc socialiste avaient reconnu le gouvernement de Mao comme l’unique représentant légitime de la Chine. À qui on prêtait des objectifs maléfiques, une volonté de domination de l’Asie au sein de laquelle tous les mouvements de libération du colonialisme, étaient perçus comme autant de complots chinois. La façon dont la propagande occidentale traitait guerre de Corée était de ce point de vue exemplaire. Après qu’il eut repris l’initiative militaire en septembre 1950, le général américain MacArthur décida de lancer une offensive dont l’objectif évident était de se rapprocher de la frontière sino-coréenne marquée par la rivière Yalu, afin d’attaquer la Chine et de renverser le nouveau régime. Après sa défaite subie face aux troupes chinoises au Réservoir de Chosin en novembre 1950, MacArthur envisagea d’utiliser des armes nucléaires contre la Chine ! La présentation du conflit, encore aujourd’hui, est toujours marqué en Occident par le mensonge d’une agression chinoise alors que Pékin s’opposait à une guerre de conquête.
Le choix du général de Gaulle
C’est donc dans ce climat que le général de Gaulle prononça sa fameuse intervention au conseil des ministres du 8 janvier 1964 : « La Chine est une chose gigantesque. Elle est là. Vivre comme si elle n'existait pas, c'est être aveugle, d'autant qu'elle existe de plus en plus ».
Le 27 janvier suivant, dans un communiqué commun, France et Chine annoncèrent l’établissement de relations diplomatiques. Cette décision, la première de ce type d’un membre de l’OTAN va provoquer aux États-Unis et chez leurs vassaux les plus proches, une tempête médiatique que l’on a oubliée aujourd’hui. Charles de Gaulle fut présenté par la presse américaine déchaînée, comme un agitateur complaisant avec le monde communiste, voire un traître à la cause occidentale. En revanche au sein du mouvement des non-alignés, on était ravi, considérant que cette reconnaissance d’un fait indiscutable était un point positif, confirmant par ailleurs la volonté de non-alignement de la France. Car il ne s’agissait évidemment pas d’un coup de tête mais de l’aboutissement d’un processus et de la volonté de la mise en œuvre d’une stratégie politique déterminée de la part du général.
Revenu aux affaires en juin 1958, de Gaulle avait dû d’abord extirper la France de ses guêpiers coloniaux. D’abord pour émanciper les peuples concernés, puis pour assurer à la France une position internationale distincte de la vassalité exigée par l’impérialisme américain. Avec les indépendances de l’Indochine, de l’Algérie et de l’Afrique étaient levés les obstacles géopolitiques au rapprochement franco-chinois, la France n’étant plus alors considérée comme un Etat colonial par la Chine. Cette tâche accomplie, en 1962 il mettra la dernière main à son système institutionnel avec l’instauration de l’élection du président de la République français au suffrage universel. Il considèrera alors le temps venu d’installer la France dans une position diplomatique autonome et spécifique à l’idée qu’il se faisait de sa grandeur. Il va donc déployer une stratégie politique et diplomatique fondée sur les principes qui étaient les siens : indépendance et souveraineté de la France, rôle spécifique de celle-ci dans le monde, réalisme dans l’appréciation des situations internationales. Selon lequel, comme il le disait lui-même : « Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ! ». Ainsi de Gaulle refusait que la bipolarisation de la Guerre froide et voulait donner à la France un rôle majeur dans le nouvel ordre mondial.
Dès le 6 juin 1962, il confiera à Alain Peyrefitte, futur porte-parole du gouvernement en 1963-1964, qu’il condamne la politique de cordon sanitaire préconisée contre la Chine par la Grande Bretagne. Il la juge dangereuse et ajoute « qu’il se pourrait bien qu’un jour ou l’autre, la France soit amenée à la reconnaître et à donner l’exemple au monde ».
Lors d’un fameux Conseil des ministres du 8 janvier 1964, de Gaulle exposera ses arguments : pour lui cette reconnaissance participe de la politique d’indépendance nationale et d’affirmation de la France sur le plan international. Comme il le déclara à la fin du Conseil : « La Chine meurt d’envie d’être reconnue. Les Soviets sont devenus ses adversaires et les Etats-Unis le sont restés. Ils ne voient aucun autre interlocuteur que la France. La France existe. Elle est indépendante, elle est pour la Chine une réalité et même la seule ».
Une décision de portée considérable
Cette reconnaissance eut une très grande portée et bien évidemment, un très fort retentissement. Mais en la replaçant dans sa perspective, force est de constater qu’elle fut fondatrice et pour tout dire profondément gaulliste. Nous l’avons dit, une fois son pouvoir stabilisé de Gaulle put s’atteler à la construction de la place dans le monde qu’il voulait pour son pays. La reconnaissance des autorités légitimes de la Chine et l’établissement des relations diplomatiques enclenchèrent une dynamique d’émancipation de la tutelle américaine à laquelle les gouvernements de la IVe République avaient tout cédé. Le général entama une tournée de voyages officiels à l’étranger au cours desquels il affirma systématiquement la singularité non-alignée de la politique internationale de la France. À l’occasion de l’un d’entre eux au Cambodge, il prononça le 1er septembre 1966 à Phnom Penh un discours resté mémorable. Alors que soutenus par les pays occidentaux de l’Europe et du Pacifique, les États-Unis menaient une guerre au Vietnam contre le mouvement de libération nationale, le général se livra à une critique virulente de l’intervention américaine et développa les principes sur lesquels devaient pour lui s’organiser la communauté internationale. Affirmant notamment : « Oui ! La position de la France est prise. Elle l'est par la condamnation qu'elle porte, sur les actuels événements. Elle l'est par sa résolution de n'être pas, où que ce soit et quoiqu'il arrive, automatiquement impliquée dans l'extension éventuelle du drame et de garder, en tout cas, les mains libres. » Et poursuivant ensuite pour condamner l’obstination de Washington : « Suivant la France, s'il est invraisemblable que l'appareil guerrier américain vienne à être anéanti sur place, il n'y a, d'autre part, aucune chance pour que les peuples de l'Asie se soumettent à la loi de l'étranger venu de l'autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions et si puissantes que soient ses armes. » Et adjurant les États-Unis de se retirer du Vietnam il concluait : « Au contraire, en prenant une voie aussi conforme au génie de l'Occident, quelle audience les États-Unis retrouveraient-ils d'un bout à l'autre du monde et quelle chance recouvrerait la paix sur place et partout ailleurs ! En tout cas, faute d'en venir là, aucune médiation n'offrira une perspective de succès et c'est pourquoi la France, pour sa part, n'a jamais pensé et ne pense pas à en proposer aucune. »
Cette remarquable définition de ce qu’étaient les principes de la politique de la France du général de Gaulle, mis en rage le parti atlantiste toujours puissant à Paris. Et ce d’autant que quelques mois plus tôt au début du mois de mars 1966, le chef de l’État avait prévenu le président américain Lyndon Johnson de sa décision de quitter le commandement intégré de l’OTAN, motivant ainsi sa décision : « la France se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté, actuellement entamé par la présence permanente d’éléments militaires alliés ou par l’utilisation habituelle qui est faite de son ciel, de cesser sa participation aux commandements intégrés et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’OTAN ». Ce furent également les prises de position de la France dans le conflit israélo-arabe avec notamment l’embargo sur les armes pour tous les belligérants au moment de la guerre des six jours en juin 1967. Et quelques semaines plus tard la qualification d’Israël comme agresseur et le refus de reconnaître les acquisitions territoriales obtenues par les voies militaires. Sans oublier la spectaculaire réaffirmation au Canada du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’occasion du voyage au Québec.
Durant toutes ces années, le prestige international du général de Gaulle était considérable. Et l’inimitié que lui vouait le monde anglo-saxon l’était tout autant.
Qui est gaulliste aujourd’hui ?
La reconnaissance de la République Populaire de Chine par le général de Gaulle en janvier 1964 fut donc un acte essentiel qui s’inscrivait dans la vision qu’il avait de la souveraineté et de l’indépendance des nations comme principe fondamental de l’organisation des relations entre les états et les peuples. Cette décision relevait d’abord et avant tout de l’application de ce principe.
Malheureusement les États-Unis première puissance militaire et économique du monde depuis la deuxième guerre mondiale, s’attribuant à eux-mêmes une « exceptionnalité manifeste » leur donnant le droit de diriger et d’exploiter le monde à leur profit, ont voulu mettre en place un système de domination s’appuyant sur la violence. Ce qu’ils ont défini d’une formule parfaitement creuse « d’ordre international fondé sur les règles » n’est en fait qu’un système mafieux reposant exclusivement sur la brutalité et le chantage. Et bénéficie malheureusement en Occident de la totale soumission des pays anglo-saxons, et de l’Union Européenne. Avec malheureusement, la France d’Emmanuel Macron parmi les pires. Chez ses dirigeants vassalisés, et notamment en France, le gaullisme est complètement absent, malgré de loin en loin quelques revendications mensongères et ineptes.
C’est dans ces conditions qu’un certain nombre de pays, refusant la soumission et soucieux des intérêts de leurs peuples respectifs ont relevé le gant et pris en charge la définition de ce que devrait être un ordre international équitable fondé sur les principes, qui qu’on le veuille ou non, sont ceux mis en avant, et appliqués par le général de Gaulle. Cette définition s’est accompagnée de la création de structures de coopération et d’instances internationales destinées à promouvoir ce nouvel ordre. Il faut rappeler la déclaration commune Russie Chine du 4 février 2022 passé inaperçue en Occident. Elle définit ce que devait être à leurs yeux, le fonctionnement normal de la communauté internationale débarrassée des ingérences américaines et de ses vassaux.
« Les parties constatent que les principes démocratiques sont mis en œuvre au niveau mondial, ainsi que dans l’administration de l’État. Les tentatives de certains États d’imposer leurs propres “normes démocratiques” à d’autres pays, de monopoliser le droit d’évaluer le niveau de conformité aux critères démocratiques, de tracer des lignes de démarcation fondées sur des motifs idéologiques, notamment en établissant des blocs exclusifs et des alliances de complaisance, s’avèrent n’être rien d’autre qu’un déni de démocratie et vont à l’encontre de l’esprit et des véritables valeurs de la démocratie. De telles tentatives d’hégémonie constituent de graves menaces pour la paix et la stabilité mondiales et régionales et compromettent la stabilité de l’ordre mondial. »
On ne saurait être plus clair. Cette position des deux « États-civilisation » a fait l’objet d’un consensus d’approbation dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « Majorité mondiale » opposée à l’unilatéralisme américain.
Charles de Gaulle a disparu depuis plus de 50 ans, mais ce n’est pas solliciter l’histoire, que de dire aujourd’hui qu’il aurait partagé cette analyse. En s’appuyant sur les principes qui étaient les siens et qu’il appliqua jusqu’à son départ du pouvoir en 1969. Ses successeurs n’ont eu de cesse que de liquider cet héritage et de s’aligner servilement sur les intérêts des États-Unis. Emmanuel Macron étant le dernier avatar de cette trahison
Et pendant ce temps les pays de la majorité mondiale engagée sur la fin de la globalisation comme forme moderne de la domination occidentale, a manifestement une vision gaulliste de ce que doivent être les rapports internationaux.
Quant à la France, elle est probablement et malheureusement, probablement le pays le moins gaulliste du monde.
Aujourd'hui, l'homme d'état le plus proche de la vision gaullienne est Poutine:
- volontarisme économique
- service public
- souci de cohésion social
- souverainisme sourcilleux
- diplomatie multipolaire
- armée forte
- fermeté pénale
Points de convergence majeurs
Indépendance stratégique :
Tous deux refusent l’alignement sur des puissances étrangères, notamment les États-Unis.
Rôle universel de la France :
La France doit incarner un principe supérieur à la realpolitik des blocs : équilibre, paix, droit international.
Utilisation du droit international :
Soutien au cadre multilatéral (ONU) pour régler les conflits.
Vision critique d’Israël (post-1967) :
De Gaulle comme Mélenchon dénoncent l’occupation et les agressions militaires unilatérales.
Principales différences
Mélenchon / De Gaulle
Ancré dans une perspective internationaliste de gauche (anti-impérialisme, justice globale, décolonisation). / Ancré dans une perspective souverainiste républicaine, fondée sur la grandeur nationale et la continuité de l’État.
Prône un monde multipolaire dominé par les peuples. / Prône un monde d’États forts et souverains, y compris face aux peuples insurgés.
Place centrale accordée à la mobilisation citoyenne et à la solidarité des peuples. /Primauté du rôle de l’État et de ses dirigeants dans la diplomatie. Peu de place à la société civile.